Le rapport de France stratégie sur l’attractivité de la fonction publique (vol. 7)
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Dans ce nouveau chapitre issu du rapport de France stratégie sur l’attractivité de la fonction publique, les rapporteurs interrogent les valeurs du service public.
Ces valeurs constituent la première source d’engagement des jeunes fonctionnaires1.
Pour autant, parmi l’ensemble des jeunes interrogés, les valeurs du service public sont peu partagées, leur contenu étant le plus souvent flou, voire ambivalent. Par ailleurs, l’administration renvoie généralement une image inspirant la défiance.
L’affaiblissement, voire la disparition des « valeurs du service public »
Une fonction publique mystérieuse
Les premiers constats dressés par les auteurs font état d’une fonction publique très peu connue. Une part importante de la population ignore les distinctions entre les trois fonctions publiques et ne peut pas lister des administrations et leurs fonctions.
Les principales connaissances sont celles du quotidien et de quelques éléments généraux égrainés çà et là :
« La compréhension du fonctionnement et de l’organisation de la fonction publique apparaît très lacunaire et s’appuie principalement sur les expériences des usagers ou celles de leurs proches. Souvent négatives, ces dernières amplifient l’image d’un univers distant et hermétique, mais aussi dégradé et privé de moyens. »
« Les confusions sur le périmètre s’accompagnent d’une méconnaissance totale du poids et de l’organisation de la fonction publique. Les personnes interrogées ne savent à peu près rien du statut et de ses justifications et principes. »
Une fonction publique en apparence fermée
Cette méconnaissance tient aussi à une forme de repli de l’administration. Les étudiants interrogés effectuent peu ou pas de stage dans la sphère publique, celle-ci étant peu présente durant la scolarité2 ou plus tard dans les salons professionnels (sauf pour quelques grands métiers).
Dans ce contexte, avoir un parent fonctionnaire constitue donc un moyen privilégié pour connaître la sphère publique, ce qui explique par ailleurs le phénomène de « reproduction statutaire. »
« La fonction publique apparaît comme un univers opaque, lointain, « à part », qu’on peine à envisager dans le cadre de son choix de carrière. »
Une fonction publique à l’image ambivalente
Cette ambivalence se retrouve à deux niveaux :
- Tout d’abord, la fonction publique est souvent jugée « datée » :
« La fonction publique pâtit de la persistance de l’image d’un univers poussiéreux, lent et ennuyeux3. »
- D’autre part, même lorsque certains métiers publics sont valorisés, la représentation de l’engagement du fonctionnaire est souvent attachée à une forme de compassion :
« Se superpose ainsi l’image attachée aux métiers « de vocation », « indispensables », « utiles », voire « essentiels ». Cependant, ceux-ci sont aussi perçus comme « sacrificiels » et souffrant d’une dégradation de leurs conditions de travail et d’un manque de reconnaissance (…). Soignants, policiers, mais aussi enseignants, sont ainsi l’objet d’une forme de commisération assez largement partagée. »
86 % des sondés interrogés dans le cadre de l’enquête OpinionWay pour Indeed estiment que les enseignants « ont du mérite ». 85 % qu’il faut améliorer leurs conditions de travail.(…) Un tel contraste suscite chez certains d’entre eux des formes d’admiration proches de la compassion pour un métier pris entre « bénévolat » et éthique du « sacrifice » et aujourd’hui « dévalorisé ». »
« On arrive ainsi à ce paradoxe, que les métiers considérés comme « les plus essentiels » sont aussi ceux… qui font partie des moins attractifs et font le moins rêver les jeunes (à l’exception de médecin). »
Une forte défiance vis-à-vis de l’employeur public
Une crise du service public attachée à la crise du politique
La défiance vis-à-vis des institutions semble, en effet, fortement corrélée à la défiance vis-à-vis du personnel politique :
70 % des Français4 n’ont pas confiance dans la politique (dont 24 % « pas du tout »).
Mécaniquement, les institutions politiques comme la présidence de la République, le Parlement et le Gouvernement recueillent des scores de confiance particulièrement faibles (le plus souvent inférieurs à 25 %).
Pour les auteurs, la fonction publique pâtit sévèrement de cette défiance :
Comment vouloir travailler pour des institutions dont on n’a pas confiance ?
En conséquence : un attachement au métier plutôt qu’à l’administration
Certains agents publics, en particulier dans les grandes collectivités ou certaines administrations de l’État, ont le sentiment de travailler davantage pour les élus plutôt que pour les usagers.
En réaction, les agents se définissent plutôt par leur métier, que par leur statut d’agent public5. Ce qui leur permet d’offrir un peu de recul à leurs fonctions, de se raccrocher à la source de leur engagement et de se distinguer d’une politisation qui peut parfois les embarrasser dans leur quotidien.
Le concept de « motivation de service public »
Un concept créé dans les années 90 et présentant en France quelques spécificités
Ce concept de « Motivation de service public » (MSP) a été créé et défini par les auteurs américains James Perry et Lois Recascino Wise en 1990. Il pourrait se rapprocher6 des notions d’habitus notamment développées par Luc Rouban, mais également des travaux sociologiques de Philippe d’Iribarne sur une forme de noblesse dans l’engagement de l’agent public français.
Le concept de Perry et Wise insiste sur la spécificité des motivations altruistes des agents publics et propose une échelle servant à la mesurer, qui comprend plusieurs dimensions :
S’agissant du cas français, s’ajoute une spécificité : celle d’un attachement très fort à la figure de l’État
La motivation de service public « à la française » est principalement alimentée par un attachement fort à l’intérêt général et aux services publics, ainsi que par la place centrale de l’État, comme pourvoyeur de richesse et de cohésion sociale.

On note toutefois un premier hiatus :
- Les salariés du privé attendent de l’exemplarité ;
- Les agents publics veulent poursuivre un but d’intérêt général.
Une réalité concrète pour les agents publics : on ne devient généralement pas fonctionnaire par hasard
Travailler pour la fonction publique relève le plus souvent d’un choix explicite :
« 84 % des jeunes agents publics et élèves fonctionnaires disent travailler dans la fonction publique par choix7. »
Cette « utilité sociale » est génératrice d’une certaine fierté professionnelle :
- 86 % des salariés français estiment que le secteur public permet d’exercer « des métiers qui ont du sens » (84 % dans le secteur privé et 90 % dans le secteur public8 — ces derniers étant évidemment les premiers concernés)
- 72 % des agents publics sont fiers de leur emploi (contre 64,6 % dans le secteur privé)9 ;
- 83 % des agents publics se sentent « utiles », contre 68,5 % des salariés du secteur privé. Ce sentiment est particulièrement fort pour les professions en contact avec le public : accueil de jeunes enfants, animation, enseignement, action sociale, santé10.
Des motivations différentes selon les statuts (et niveaux de diplôme)
« Différemment incarnées selon les métiers et les secteurs, les motivations de service public sont également variables et inégalement réparties chez les agents selon leurs diplômes et leur position (encadrant ou non). »
Les rapporteurs citent les travaux de Céline Desmarais et de Claire Edey Gamassou qui montrent une diversité de motivations11 :
Ressorts affectifs | Ressorts rationnels et normatifs | |
---|---|---|
Exécutants | Compassion, abnégation, voire sacrifice de soi | Peu d’intérêt pour les valeurs du service public et les politiques publiques (vision métier) |
Encadrants de proximité | Compassion | Valeurs du service public |
Experts | Neutre | Valeurs du service public, goût pour les politiques publiques |
Cadres managers | Nul : peu ou pas de relations directes avec des personnes identifiables, vision d’un citoyen abstrait | Valeurs du service public, goût pour les politiques publiques, motivations politiques (forte perméabilité des hauts fonctionnaires et des représentants politiques) |
Autrement dit, plus le niveau hiérarchique est élevé, plus la motivation est liée à des éléments théoriques12.

Par ailleurs, de cette même conception du service public découle l’idée que le « principe » (théorique) est supérieur au « service » (individuel)13.
Toutefois, il semblerait que :
- La conception unitaire du service public soit de plus en plus disputée et que
- Les sollicitations des citoyens tiennent davantage à considérer les situations individuelles et à exiger une efficacité démontrable14.
Une concurrence accrue dans la défense de l’intérêt général
L’État n’est plus associé à l’intérêt général
Les nouvelles générations ne sont pas moins « altruistes », la difficulté proviendrait plutôt d’un affaissement de l’idée du service public administratif :
« Les pouvoirs publics manquent de crédibilité pour incarner une promesse de sens particulièrement élevée. L’utilité sociale et l’intérêt général sont aussi (voire, selon certains, surtout) servis ailleurs. »
Seuls 3 % des Français associent spontanément l’intérêt général à l’État et aux pouvoirs publics15.
« Ainsi, paradoxalement, les pouvoirs et la fonction publics n’apparaissent pas forcément les mieux placés pour donner un débouché aux aspirations de ceux qui ont de fortes motivations de service public et pour lesquels l’intérêt général est un déterminant important de l’attractivité. »
À l’inverse, le secteur privé et le troisième secteur (associatif, mutualiste…) est jugé nettement plus favorablement
Si les finalités d’intérêt général portées par l’État et les collectivités publiques sont concurrencées (voire éclipsées) par le secteur privé16, le quotidien en entreprises ou en associations est également jugé plus favorablement :
« Les enquêtes d’opinion montrent que le secteur non lucratif (…) est largement plus reconnu que l’État, en tant qu’employeur, sur les dimensions « sens du travail et des missions », « valeurs de l’organisation » et « impact du travail sur la vie des citoyens ». Pour les deux premiers points, même les grandes entreprises privées sont mieux notées que l’État employeur. »

Le secteur public peine également à convaincre l’ensemble de ses agents
L’attachement au sens est autant une force qu’un point de fragilité dans la fonction publique. Il peut être « porteur d’un risque élevé de désillusion et de désenchantement » :
49 % des salariés du public (fonctionnaires et contractuels) qui souhaitent rejoindre le secteur privé le veulent car « ils ont le sentiment que ce qu’ils font dans le secteur public n’a plus de sens ».
L’enquête du collectif « Nos services publics » de 2021 montre ainsi un décalage entre les motivations d’entrée dans le service public (l’intérêt général pour 69 % des sondés) et un sentiment d’absurdité17 dans leur travail ressenti « régulièrement » par 80 % des personnes interrogées.
Une « perte de sens » dans la fonction publique qui reste à analyser
Comme le soulignent les rapporteurs, la littérature académique envisage le plus souvent cette perte de sens comme liée à la Nouvelle gestion publique. Autrement dit, le rapprochement des modes de gestion du secteur public d’autres modes de gestion : critères de performance et d’efficacité productive, rémunérations au mérite, etc.
Or, force est de constater18 que le mode de gestion public est systématiquement dévalorisé par les jeunes diplômés et, semble-t-il, par une proportion significative d’agents publics.
Si le mode de gestion privé était si décrié, pourquoi les jeunes diplômés et certains agents publics, préfèrent le secteur privé ou le troisième secteur ?
Au-delà des arguties politiques, de mon point de vue, une question de management se pose : l’exemplarité, la transparence, la confiance et la quête de sens paraissent désormais être des critères essentiels aux travailleurs. Tout particulièrement lorsque ceux-ci sont très diplômés.
- En particulier ceux de catégorie A et B de l’État. L’enquête Nos services publics citée plus bas, ainsi que celle réalisée par la CFDT s’agissant des jeunes fonctionnaires confirment ce point. ↩
- Qui connait par exemple le fonctionnement administratif de l’Éducation nationale ? La répartition des compétences entre les collectivités et l’État et au sein de l’État, les différentes fonctions du rectorat ? ↩
- Une pensée pour la scène finale de l’Auberge espagnole : https://www.youtube.com/watch?v=fj7gYzQaiUM ↩
- Cevipof (2024), « En quoi les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? Le baromètre de la confiance politique », 15e vague, février ↩
- « Je suis professeur / policier / infirmier / jardinier / juriste… » ↩
- Dans leurs versions françaises. ↩
- CFDT (2022), Résultats de la quatrième enquête focus jeunes, décembre (enquête réalisée auprès de 1 000 jeunes agents, titulaires, stagiaires, contractuels, étudiants, des trois versants de la fonction publique). ↩
- Sondage OpinionWay de 2023. ↩
- Pény P. et Simonpoli S. (2022), Conférence sur les perspectives salariales de la fonction publique, op. cit., p. 12. ↩
- Rapport Pény et Simonpoli (2022) précité. ↩
- En reprenant les classifications établies dans la théorie des « Motivations du service public ». ↩
- Selon ces mêmes auteurs, et c’est dichotomie se retrouve dans les travaux ici présentés par les rapporteurs, il existe une « mythologie du service public à la française » qui synthétise des aspirations diverses : entre d’une part le service concret du citoyen pour les agents d’exécution et, d’autre part, une dimension plus abstraite et politique de place de l’État dans la société, notamment incarnée par les hauts fonctionnaires. ↩
- En effet, la compassion français est plutôt assise sur des principes théoriques, supposant que l’État doit assurer la défense de l’intérêt général. Ce faisant, la compassion directe (philanthropie) est faible en France. L’État joue donc un rôle véritablement unique en France en portant des valeurs et un impératif de solidarité assurés directement par d’autres acteurs ailleurs (populations, secteurs associatifs, églises, voire entreprises). ↩
- La démonstration de l’efficacité implique la contestation du ressort uniquement théorique de l’action publique. ↩
- Étude BVA pilotée par la mission APIE (Appui au patrimoine immatériel de l’État) pour la DGAFP (2020), Attractivité de l’État employeur ; 1 000 personnes interrogées, 18-45 ans représentatifs de la population française, en février-avril 2020 ↩
- Et le troisième secteur. ↩
- Lié notamment au manque de moyens, au poids de la structure ou de la hiérarchie, ou encore au manque de reconnaissance. On peut, ici (les rapporteurs ne le font pas), rapprocher les éléments cités plus haut s’agissant de la distinction entre une masse de fonctionnaires au contact du public et animée par des motivations concrètes et une interprétation plus intellectuelle et abstraite des décideurs. ↩
- Les rapporteurs ne traitent pas spécifiquement les critiques de cette interprétation du tournant « managerial » comme explicatif de la perte d’attractivité des collectivités publiques. ↩
