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Retour sur un article intitulé : « Les élèves de l’École nationale d’administration de 1848 à 1849 » des chercheurs Howard Machin et Vincent Wright (Oxford University). Lecture qui peut utilement être complétée par un autre article de Vincent Wright, également disponible sur Persée : « L’École nationale d’administration de 1849 : un échec révélateur ».

Ces auteurs sont les spécialistes de la période. On peut également se reporter au livre de Guy Thuillier, L’ENA avant l’ENA.

 « Un des premiers actes du Gouvernement provisoire établi en février 1948 fut la fondation d’une école d’administration. »

La création de l’École (nationale) d’administration par Hippolyte Carnot

Cette école d’un nouveau genre1, envisagée sans succès depuis des décennies, connaîtra toutefois une histoire courte : elle est officiellement supprimée dès l’année suivante en août 1849.

Elle reste encore aujourd’hui indissociable de la personnalité d’Hippolyte Carnot.

Qui était Hippolyte Carnot ?

Ancien élève de l’École polytechnique, Hippolyte Carnot entendait dupliquer le modèle de cette école aux savoirs administratifs. Ce faisant, M. Carnot poursuivait trois objectifs :

« La pensée qui présida à la fondation de l’École d’administration répondait au sentiment démocratique, je n’ai pas besoin de dire de quelle manière : en ouvrant aux capacités la porte des emplois publics, elle détrônait le plus absurde des privilèges, celui d’administrer par droit de naissance ou par droit de richesse… »

La période d’études était fixée à trois ans et le nombre d’élèves à six cents (deux cents par année3). Un modèle, là encore, très proche de l’École polytechnique4.

Il convient de souligner l’origine républicaine de cette école, alors même qu’une grande continuité a pu exister dans l’administration entre les différents régimes. S’agissant du fonctionnement comme des hommes. À cet égard, la bascule dans le Second Empire sonnera rapidement le glas de cette école.

La deuxième République. Musée Ingres, Montauban. À consulter à cette adresse : https://histoire-image.org/etudes/figures-symboliques-iie-republique.

Un concours pour les jeunes hommes de 18 à 22 ans

Un processus de sélection en deux temps

Deux catégories d’épreuves ont été mises en place pour assurer l’admissibilité, puis l’admission. Celles-ci étaient en tous points semblables aux épreuves de l’École normale supérieure :

Cette très grande diversité des épreuves et leur caractère très général contrastait avec les velléités opérationnelles du processus de sélection.

Par ailleurs, les préparations n’étant pas proposées par les facultés, celles-ci demeuraient à la charge des candidats.

Un premier concours organisé en 1848 et suscitant un certain enthousiasme, avant de s’essouffler dès l’année suivante

Au premier concours, de mai à juin 1848, près de 865 candidats se présentèrent. À l’issue des épreuves : 152 candidats sur les 200 envisagés furent sélectionnés.

Au second concours, organisé en novembre 1848 et uniquement à Paris, la chute des candidatures est drastique : 174 candidats se présentèrent aux épreuves, pour 106 places. Il s’agissait le plus souvent de ceux écartés du premier concours.

Cette dégradation rapide de l’image de l’école tient à une multiplicité de raisons :

Les origines sociales des élèves : la bourgeoisie des grandes villes

Une surreprésentation des classes urbaines

Les individus de grandes villes sont surreprésentés :

Ceci s’expliquait par les professions exercées par les pères :

L’apparition d’une classe bourgeoise « moyenne »

Même si quelques grandes familles sont présentes. Les auteurs soulignent toutefois l’extraction relativement faible des élèves. Beaucoup n’auraient probablement pas pu accéder à la haute fonction publique sans ce concours.

Comme aujourd’hui, l’essentiel des candidats provient de la bourgeoisie et pour une infime minorité (moins d’un sur douze alors) de classes modestes. Cette origine relativement commune dénote fortement avec le recrutement aristocratique de l’époque s’agissant de la haute fonction publique7.

Pour autant, et d’une manière semblable à l’École nationale d’administration de 1945, les auteurs notent une concentration particulièrement élevée d’élèves de grands lycées, le plus souvent parisiens : Henri IV, Louis-le-Grand, Charlemagne… et très souvent privés : Sainte-Barbe, Rollin et Vaugirard, notamment.

« C’est ainsi qu’une des conséquences paradoxales de la création de l’École d’administration, si elle avait duré, autant été d’ouvrir la porte de l’administration aux enfants très doués des écoles privées, souvent issus de riches familles catholiques. »

Quel bilan ?

Une mort rapide

Le destin de l’École est scellé avec l’accession à la présidence de la République de Louis-Napoléon Bonaparte.

Alfred de Falloux remplace Hippolyte Carnot comme ministre de l’instruction publique et suspend presque immédiatement les cours, avant de faire supprimer l’École par l’Assemblée quelques mois plus tard, en août 1949.

Du cycle initialement prévu sur trois ans, l’enseignement dura à peine cinq mois pour la première promotion et six semaines pour la seconde.

Une majorité d’étudiants poursuivirent logiquement leurs études dans les facultés de droit8, traditionnelles voies d’accès à la fonction publique. D’autres dans des écoles d’ingénieurs (Saint-Cyr, École polytechnique, École des Mines, École centrale…).

Certains encore choisirent une tout autre carrière (sciences, médecine, etc.) ou ne continuèrent pas leurs études.

Des carrières difficiles pour les lauréats

Un effet quasiment nul sur les carrières des élèves

En l’absence de formations sérieuses et de droits d’accès spécifiques à l’administration, les élèves des deux promotions entamèrent des chemins tout à fait personnels.

Deux cinquièmes furent nommés à des postes dans l’administration, mais la plupart dans des emplois peu importants et encore moins prometteurs. Seule une minorité devint auditeur au Conseil d’État ou attaché aux Affaires étrangères.

Sur les 258 anciens élèves, il n’y eut ainsi que deux conseillers d’État et huit préfets, aucun auditeur de la Cour des comptes, un seul directeur général d’administration (à la direction générale des Monnaies), deux ambassadeurs, deux consuls généraux et quatre ministres plénipotentiaires.

Vingt-cinq devinrent simples professeurs, la majorité des étudiants en droit devinrent avocats.

Un accès aux plus hautes fonctions publiques qui demeure réservé aux grandes familles

Ainsi, M. Senès, premier au concours de la première promotion, finit sa carrière comme agent d’assurance tandis que M. Triaire, premier de la seconde promotion, demeura toute sa vie professeur de lycée.

En définitive, la place au concours n’était d’aucune aide : les rares élèves qui finirent hauts fonctionnaires se trouvaient pour l’essentiel entre la 90ᵉ et la 130ᵉ place… Tous étaient issus de la haute bourgeoisie ou de l’aristocratie.

Inversement, on peut légitimement penser que l’école aurait pu, comme l’a fait l’ENA un siècle plus tard, renverser les modalités habituelles de sélection en permettant à des jeunes gens9 intelligents d’accéder aux plus hautes fonctions. Peu importe leurs origines — même si celles-ci étaient, et demeurent aujourd’hui, généralement bourgeoises.

Une école qui ne satisfaisait finalement personne

Une contestation tous azimuts

La première contestation vint du monde universitaire, jusque-là seule pourvoyeuse de fonctionnaires administratifs et jalouse de ses prérogatives.

Cette mise en place d’une première École d’administration a été également très mal vécue par le sérail administratif, attaché à ses facultés de sélection et de promotion de son personnel. Crainte aussi partagée par les « petits fonctionnaires », soucieux de pouvoir conserver des marges d’avancement en dehors de ce que certains pouvaient considérer comme un « élitisme estudiantin ».

Enfin et surtout, les politiques y ont vu une perte de pouvoir en empêchant le « patronage » alors très répandu et permettant de se constituer une clientèle, en dépit des quelques règles minimales de compétences (notamment l’exigence d’une licence de droit).

Le rôle ambigu des forces conservatrices et bourgeoises

Cette école sera par ailleurs très critiquée par une partie de la moyenne et haute bourgeoisie. Un tel mode de sélection pouvant porter le germe de la sédition par la promotion de classes laborieuses jugée plus instable.

Pour autant, force est de constater que la droite conservatrice ne portera aucunement atteinte aux autres « Grandes Écoles », toutes publiques et assises sur un concours. L’École normale supérieure, l’École des chartes, l’École des mines, l’École des ponts et chaussées et, plus encore, l’École polytechnique seront même particulièrement soutenues par les monarchistes et bonapartistes.

Une interrogation plus profonde sur la finalité de l’enseignement

Pour beaucoup, ce qui détonnait était surtout l’incompréhension devant la création d’une école consacrée à des matières aussi peu scientifiques.

À cet égard, le mode de recrutement et le contenu des enseignements ensuite délivrés détonnaient avec cette prétention à l’opérationnalité. Nous ne pouvons que penser à La Princesse de Clèves et aux débats permanents sur le rôle des écoles professionnelles.

  1. Il s’agit de la première école dédiée à la « science administrative ».
  2. Le Conseil d’Etat devait initialement constituer cette pépinière, mais finalement sans grand succès.
  3. Avec une administration toutefois largement plus légère en effectifs qu’aujourd’hui, voir par exemple l’article sur ce blog consacré à l’administration centrale dès l’Ancien régime. Un tel périmètre recouvre donc les actuels attachés d’administration et administrateurs de l’Etat.
  4. En précisant que cette nouvelle école, s’agissant des enseignements, étaient adossée au Collège de France.
  5. Les enseignements étaient dispensés dans les locaux du Collège de France et portaient sur des sujets très divers et parfois très éloignés de la matière administrative. Les cours de minéralogie ont notamment longtemps constitué un sujet de plaisanterie. Ce qui permettait aux contempteurs de souligner l’hérésie de vouloir constituer un enseignement se prétendant scientifique et administratif sans trop d’effort.
  6. Soit une sur-représentation de près de 6 fois le poids de Paris sans la démographie française. Pour autant, ce concours n’en constitue pas moins une avancée. MM. Machin et Wright rapportent ainsi que sur les 234 auditeurs du Conseil d’Etat sous le Second Empire, 102 étaient originaires de Paris.
  7. Durant le Second Empire, un cinquième des conseillers d’Etat seront originaires de l’aristocratie et les quatre cinquième restant de la haute bourgeoisie.
  8. 113 obtinrent une licence en droit.
  9. Allusion évidemment à l’ouvrage de Mathieu Larnaudie : https://www.amazon.fr/jeunes-gens-Enqu%C3%AAte-promotion-Senghor/dp/2246815096